Beaucoup de choses ont été écrites sur les émeutes, parfois intéressantes, parfois moins. Il y avait hier dans le Monde un papier de Daniel Cohen qui mérite qu'on s'y attarde un instant. Le voici pour ceux qui n'auraient pas acheté le journal et qui hésiteraient devant le prix des archives.
Banlieues, chômage et communautés, par Daniel Cohen (LE MONDE | 10.01.06 | )
Le taux de chômage français est de 10 %, celui des jeunes de 20 %, celui des jeunes des cités de 40 %. A la recherche de causes "culturelles" à la crise des banlieues, il est facile d'oublier l'importance du chômage. Une étude des émeutes urbaines américaines, dont le champ d'analyse couvre trois décennies, montre que le chômage, et non la pauvreté, est l'un des facteurs majeurs qui expliquent les soulèvements urbains. Ce n'est pas parce qu'on est pauvre qu'on se révolte, mais parce qu'on n'a pas de travail, qu'on se sent étranger au monde où l'on veut vivre.
Plus que dans les autres pays, le chômage français est une barrière discriminante. Une frontière sépare ceux qui bénéficient des protections liées à un emploi stable, les "insiders", et ceux qui en sont privés, les "outsiders". L'opposition entre les jeunes et les adultes est parfaitement représentative de cette césure. Aux jeunes les stages et les contrats à durée déterminée (CDD) ; aux adultes les contrats à durée indéterminée (CDI) et les avantages y afférant. Ce qui rend le chômage français socialement tolérable, même si la révolte des stagiaires prouve que la limite est atteinte, est l'idée simple selon laquelle les outsiders ont tôt ou tard vocation à devenir insiders. Les jeunes finissant tous par devenir adultes, ils profiteront eux aussi du même statut.
Ce n'est pourtant pas le seul facteur à l'oeuvre. Le fait que les jeunes puissent être directement pris en charge par les adultes joue également un rôle fondamental. Car la France emprunte de nombreux traits à ce qu'on peut appeler le capitalisme "méditerranéen", pour reprendre la typologie éclairante de Bruno Amable. Dans un tel système, les outsiders ne sont pris en charge ni par l'Etat, comme dans le capitalisme scandinave, ni par le marché, comme dans le capitalisme anglo-saxon, mais par un jeu plus ou moins assuré de solidarités familiales.
C'est ici que pointe la crise des banlieues. Si le chômage français est à la limite de ce qui est acceptable pour la population en général, il devient catastrophique pour les populations à risque. Le paradoxe central qui est mal compris lorsqu'on parle des banlieues est en effet le suivant : les jeunes des cités sont privés des solidarités intrafamiliales qui rendent le "modèle français" supportable aux autres jeunes. La question "culturelle" apparaît ici, mais sous une forme inverse de celle ordinairement posée. Contrairement à l'image d'Epinal d'un communautarisme fort qui serait en soi un facteur d'exclusion, l'existence sociale des jeunes dans les banlieues est fragile du fait d'un lien communautaire faible.
L'exemple américain, même s'il est inacceptable en France, montre que l'intégration des minorités est bel et bien fonction de la force des solidarités intracommunautaires. Lorsque les Cubains chassés par Fidel Castro en 1980 ont cherché un emploi à Miami, plus de la moitié d'entre eux ont trouvé un emploi dans une entreprise cubaine (où ils travaillaient encore dix ans plus tard). Lorsque les communautés sont soudées, comme dans le cas chinois, le nouvel arrivant peut aussi compter sur un crédit communautaire, lequel fonctionne à la manière des tontines africaines : le premier qui rembourse aide au financement de ceux qui suivent. Ainsi peut fonctionner une accumulation primitive, qui offre à la seconde puis à la troisième génération les ressources qui permettent ensuite une véritable intégration.
Pourquoi certaines communautés sont-elles faibles, d'autres fortes ? Pour qui chercherait la réponse dans l'ethos originel de la communauté elle-même, il faudrait expliquer pourquoi les Mexicains échouent là où les Cubains réussissent, alors même qu'ils sont les uns et les autres catholiques et hispanisants. Souvent les communautés émigrées réussissent alors même que le pays d'origine est en crise.
Un facteur essentiel tient en fait aux conditions d'entrée des premières générations. Lorsqu'elles trouvent des conditions économiques favorables, elles offrent un modèle aux suivantes, qui peuvent alors croire en leurs chances. Dans le climat détérioré des années 1980, l'intégration est plus dure : l'échec de la seconde génération rejaillit sur la troisième. Ainsi, dans le cas mexicain, les enfants de la troisième génération, confrontés aux difficultés des adultes, se désintéressent de l'école, alors que la seconde génération y mettait encore tous ses espoirs. La communauté devient faible et son image se retourne contre ses membres.
MODÈLE RÉPUBLICAIN FRANÇAIS
Le modèle républicain français, qui joue tout sur l'intégration par l'école, est évidemment allergique à l'idée qu'un lien communautaire fort puisse être un facteur d'intégration. On préfère souligner plus directement que le niveau scolaire des parents étant faible, le handicap des enfants devient vite insurmontable.
Ce raisonnement est indiscutable, et ceux qui le sous-estiment au profit d'explications strictement culturelles manquent l'essentiel. Il est pourtant incomplet. Dans les pays émergents aussi, le handicap scolaire des parents est écrasant. Cela n'empêche pas certains d'entre eux de rattraper, parfois en deux ou trois générations, le retard initial. Singapour était, après la guerre, un pays à 90 % analphabète, il est aujourd'hui classé parmi les meilleurs, devant la France. Mais contrairement aux enfants de Singapour qui bénéficient de programmes par définition adaptés à leur niveau, l'école de la République fixe une norme qui est celle de la moyenne nationale, inadaptée aux enfants vivant dans les banlieues.
Ce constat ne signifie pas qu'il faille une école au rabais, mais qu'on devrait réfléchir davantage aux moyens d'adapter l'école aux jeunes auxquels elle s'adresse. On pourrait, par exemple, commencer l'enseignement primaire plus tôt, dès 5 ans, pour les familles en difficulté, permettre aux enfants d'aller à l'école en juillet, de manière plus ludique, de façon à préparer l'année suivante. Pour les plus de 18 ans, peut-être faut-il réfléchir aussi à un RMI-jeunes, avec un accent sur le "I", cumulable au premier euro à un salaire ou à une bourse d'études...
La crise des banlieues ne se comprend pas si on l'interprète comme l'expression d'un communautarisme fort : ce serait plutôt le contraire. Ce constat ne veut certes pas dire qu'on doit le regretter. Il signifie que la République française doit prendre conscience du fait que son système fonctionne sur des solidarités privées dont sont dépourvus les plus démunis. Faute d'y suppléer elle-même, elle ne devra pas s'étonner que le communautarisme se présente comme une solution au problème qu'elle n'aura pas su résoudre.
Excellent papier, et je n'irai certainement pas contre puisque l'une des propositions que je fais dans mo livre est, justement, de demander aux entreprises et, notamment, aux entreprises publiques, de réserver les stages qu'elles offrent aux jeunes à des enfants des cités. J'y reviens même plusieurs reprises parce que je crois, comme Daniel Cohen, que le manque de réseau, de relations est l'un des handicaps des jeunes (ils ne peuvent pas exploiter ce que les sociologues appellent les "liens faibles". Mais, mais… parce qu'il y a un mais! Faut-il attribuer les émeutes au chômage? Les gamins que la police a arrêtés étaient le plus souvent trop jeunes pour se présenter sur le marché du travail.
Sauf à penser qu'ils se sont révoltés à la place d'autres (un peu comme en 1995, les salariés du secteur public ont fait grève à la place des salariés du privé) ont doit chercher à leur révolte d'autres raisons.
Un blog créé à l'occasion de la sortie de mon livre Banlieues, insurrection ou ras le bol, pour discuter de ce qui s'est passé en novembre 2005
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire