Un blog créé à l'occasion de la sortie de mon livre Banlieues, insurrection ou ras le bol, pour discuter de ce qui s'est passé en novembre 2005

30 janvier 2006

le Parisien parle des banlieues

Bonne série de papiers dans le Parisien de ce jour (30 janvier 2006). On y apprend ce que l'on savait déjà mais que l'on est toujours surpris de réapprendre :
- les jeunes gens interpellés ne ressemblaient en rien au portrait qu'en a tracé Nicolas Sarkozy (on le savait, mais qu'un journal populaire le rappelle est agréable à lire),
- toujours pas de commissariat à Clichy!!!!!!! Vu de loin, il suffirait cependant de prendre à Neuilly qui en a trop quelques policiers, de louer n'importe quel appartement vide pour créer une amorce de commissariat. Si le ministre de l'intérieur travaillait, ce serait fait depuis longtemps (tout cela ne devrait pas demander plus d'une matinée de travail),
- les Français sont très sceptiques (et c'est un euphémisme!) sur les mesures annoncées par le gouvernement d'après le sondage de CSA commandé par le journal. Réaction de Jean-François Coppé (je simplifie) : c'est la faute des maires et de la gauche. Avec un ministre de l'intérieur qui ne pense qu'aux prochaines présidentielles et un porte-parole du gouvernement qui ne s'intéresse qu'à la polémique avec l'opposition, les banlieues sont servies!
- toujours pas plus de transports en commun qui désservent
Clichy-sous-bois (pourquoi donc la RATP est-elle une société publique
si elle n'est pas capable de réagir plus vite que des sociétés privées
lorsqu'il apparaît que son action pourrait être utile? Je ne milite pas
pour la privatisation de la RATP, mais être dans le service public
donne des obligations dont cette entreprise ne se préoccupe
manifestement pas).
Autant dire que rien n'a changé, que rien ne change et que les Français qui s'inquiètent du retour des violences ont de bonnes raisons de se faire du souci.
Cette série doit être poursuivie pendant toute la semaine. A suivre!

29 janvier 2006

Le confusionnisme d'Arno Klarsfeld

Le Monde vient de publier une libre opinion d'Arno Klarsfeld qui est une illustration du confusionnisme qui a saisi un certain nombre de nos intellectuels dès que l'on parle de l'histoire.
Le Monde.fr : L'histoire n'appartient pas aux historiens, par Arno Klarsfeld
Dans ce papier qui traite des lois sur l'aspect positif de la colonisation et qui prend position en faveur du texte discuté, nous explique sucessivement :
- "Les historiens n'écrivent pas l'histoire. Les hommes, les peuples font l'histoire ; les historiens se contentent d'écrire sur l'histoire." Ce qui est évidemment absurde : si les peuples font l'histoire, si éventuellement, ils s'en fabriquent une, multiple et fragmentée, à coups de mémoires, c'est bien aux historiens qu'il revient de l'écrire, c'est-à-dire tout à la fois de prendre le temps de l'examiner, de l'analyser avant de l'écrire, et de la figer dans des textes qui ont valeur scientifique, ce qui veut tout à la fois qu'ils prétendent dire la vérité et qu'ils peuvent être contestés au nom même de la vérité ;
- un peu plus loin, il confond histoire, commémoration et indemnisation des victimes. S'il revient aux élus d'organiser les commémorations, on ne saurait confondre celles-ci avec l'écriture de l'histoire. Les commémorations sont une manière pour un peuple de se construire un Panthéon, de se fabriquer des héros et de leur rendre hommage. Les historiens peuvent faire l'histoire de ces commémorations (certains s'y sont d'ailleurs attachés), mais organiser des commémorations, ce n'est pas écrire l'histoire ;
- plus loin, à propos de la loi Gayssot, il écrit qu'elle "ne restreint pas la liberté d'opinion car le négationnisme constitue une agression contre l'histoire." Là encore erreur et confusion. La loi Gayssot restreint bien la liberté d'opinion puisqu'elle interdit de défendre le négationnisme qui est une opinion, qui n'est, d'ailleurs, que cela. Et c'est en ce sens que la loi Gayssot ne restreint pas la liberté de l'historien. Elle interdit simplement à quelques néo-nazis et anti-sémites de faire leur propagande, ce qui est tout différent.
Il conclut, enfin, sur l'article 4 de la loi du 23 février qui dispose que "les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord" et "accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit". Et il lui reproche de ne pas être équilibré, de n'évoquer que "le seul rôle positif de la présence française sans rappeler ce que furent les méfaits considérables de la colonisation". Ce qui, en gros, veut dire que le législateur aurait du écrire : "les programmes scolaires reconnnaissent le rôle complexe de la présence française outre-mer". On a envie de dire : bien sûr! c'est ce que devraient faire les programmes scolaires. C'est, sans doute, d'ailleurs, ce qu'ils font. Mais pourquoi faudrait-il que le législateur intervienne sur ce sujet plus que sur mille autres en histoire comme dans d'autres disciplines? Il suffit seulement de demander aux enseignants, aux rédacteurs des programmes et des manuels de traiter des sujets qu'ils abordent de la manière la plus approfondie et la plus sérieuse possible en fonction des avancées les plus récentes de la science.
Il y a, je crois, dans tout cela, une confusion majeure sur le rôle de l'école : les enseignants sont là pour enseigner à raisonner, à penser, à faire la différence entre le vrai et le faux, en un mot à être libre. Et c'est le rôle du Parlement que d'organiser l'école de manière à ce qu'elle nous enseigne cela. Ce n'est certainement pas le sien de nous dire ce qu'est la vérité. Cela, c'est celui des scientifiques, des historiens, des mathématiciens, des physiciens, des biologistes… et d'eux seuls. Et s'il arrive qu'ils changent d'avis (et c'est ce qu'ils font régulièrement dans toutes les disciplines), c'est bien la preuve que la vérité ne relève pas de la loi mais d'un travail continu de vérification. Quand on pense à ces sujets, il faut se souvenir de Popper et de ce qu'il disait de la preuve scientifique qui n'est scientifique que parce que l'on peut la réfuter.

18 janvier 2006

La banlieue entre lumpen-proletariat et nouvelle bourgeoisie

Un ami me demandait, tout récemment, de résumer mon livre "qu'il aimerait tant lire", ce qui voulait sans doute dire qu'il ne le lirait pas. C'est naturellement à peu près impossible (après tout, si j'ai écrit 130 pages, c'est qu'il les fallait bien), je me suis donc contenté d'extraire une des thèses que j'y développe. Voici ce que cela a donné :
- la banlieue est comme ces colonnes de distillation qui séparent le pétrole en toute une série de produits qui vont des bitumes (les produits les plus lourds qui restent en bas de la colonne) jusqu'aux plus légers comme le kérosène et les carburants que l'on utilise dans l'aviation. De la même manière les banlieues sont un espace dans lequel s'effectue un tri entre, d'un coté, des gamins qui risquent de finir dans le lumpen proletariat comme le décrivait Marx, et de l'autre, des gamins qui vont former une nouvelle bourgeoisie à la Weber,
- la ligne de partage est la carrière scolaire : il y a d'un coté, les exclus de l'école, ceux que l'on retrouve dans les sections professionnelles et, de l'autre, ceux qui suivent des carrières scolaires normales,
- ce qui distingue les enfants des banlieues de ceux des autres quartiers est que le choix de cette carrière scolaire leur revient alors que dans d'autres milieux, ce sont les parents qui prennent les décisions,
- ce transfert de la décision des parents aux enfants tient, non pas à la pauvreté, mais à l'érosion des méthodes éducatives dans des milieux extrêmement hétérogènes que sont nos banlieues. A l'inverse de ce qui se passe aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, les quartiers ne sont pas organisés par ethnies. Ce qui évite les conflits ethniques et le racisme (c'est donc un avantage), mais autorise les enfants à contester l'autorité parentale (pourquoi me demandez-vous de faire cela alors que les voisins ne le demandent pas à leurs enfants?).
- les enfants qui choisissent très jeunes la carrière scolaire doivent faire preuve d'un formidable ascétisme (il faut décider par soi-même de travailler plutôt que d'aller jouer au foot avec les copains), or cet ascétisme est très proche de celui que Weber a analysé dans ses études sur l'esprit protestant.
Ce qui permet de dire que les banlieues sont l'avenir de notre société pour le meilleur (cette nouvelle bourgeoisie est dynammique) et le pire (le lumpen proletariat). Les objectifs d'une politique devrait donc être d'éviter tout ce qui peut contribuer à favoriser le développement du lumpen proletariat : les mécanismes d'exclusion à l'école mais aussi la précarité dans l'emploi qui incite à ne travailler que lorsqu'on ne peut pas faire autrement.

17 janvier 2006

13 janvier 2006

Des émeutiers très jeunes

On savait les émeutiers de novembre très jeunes, le portrait qu'en trace le parquet de Paris (Libération du 12/01/06) le confirme :

"Le parquet de Paris a décortiqué le profil des 102 interpellés lors des émeutes de novembre à Paris : ils sont jeunes (63 % ont moins de 18 ans), parisiens (82,5 %), français (87 %), sans antécédents judiciaires (50 %) et déscolarisés (50 % des mineurs). Leur motivation ? «Une dimension ludique et immature renforcée par l'aspect virtuel des images chocs diffusées par les médias», a assuré hier le procureur de la République lors de l'audience de rentrée. «En revanche, nulle trace de revendication de type identitaire. Nul stigmate d'une impulsion ou d'une récupération politique ou religieuse», a précisé Jean-Claude Marin."

Conclusion? Tous ceux qui nous ont parlé d'Islam et de délinquance auraient mieux fait de tourner sept fois leur langue dans la bouche avant de donner leur opinion définitive. Cela leur servira-t-il de leçon? Ce n'est même pas sûr. J'ai observé qu'il n'y avait souvent plus sourd que celui qui ne veut pas entendre.

12 janvier 2006

Les émeutes vues des Etats-Unis

Il est toujours intéressant (amusant, inquiétant, surprenant) de voir les événements que nous vivons à chaud à travers les yeux des étrangers. Les émeutes nous ont donné une nouvelle occasion de voir combien chacun (les autres, mais nous aussi) a tendance à juger d'après sa société. Témoin cet article, pas plus absurde qu'un autre (plutôt moins absurde que beaucoup) publié en novembre dans Slate, une revue sur internet. On y retrouve les mêmes recettes que les Américains nous recommandent dès qu'ils s'intéressent à nous. En gros : faites comme nous.
On remarquera, à l'occasion, qu'on n'est pas très loin, pour ce qui est du diagnostic, de ce que dit Daniel Cohen. De là à penser qu'il prend son inspiration outre-Atlantique, il n'y a qu'un pas que je ne franchirai même si à sa lecture, le texte de Daniel Cohen m'a rappelé ceux de Thomas Sowell, un économiste américain qui a beaucoup écrit sur ces questions, même si Cohen est sans doute très loin de partager les thèses ultra-ethnicistes de Sowell).
Le plus intéressant dans ce texte est certainement sa fin qui met en évidence


The French Eat Their Young
Paris needs less red tape and a lot more jobs.
By Elisabeth Eaves
Posted Wednesday, Nov. 9, 2005, at 3:08 PM ET

PARIS—In the two weeks of nightly rioting around France, some American pundits see an incipient religious war, while France's favorite celebrity philosopher, Bernard-Henri Lévy, sees a "suicidal, unprecedented tarantella."

In fact, those looking for root causes, beyond the death-by-electrocution of two teenagers fleeing the police, would do better to focus on a more mundane concern, namely employment.

This may come as a disappointment to those who await the "clash of civilizations" as ardently as doomsday cultists await the apocalypse. But the fact that many of the rioters are from Muslim families is about as relevant as the fact that many of 1992's Los Angeles rioters had Baptist grannies.

Hormonal, alienated kids need good reasons not to set cars on fire, such as opportunities to lose. They have few: Among the young, immigrant men who live in satellite slums, unemployment reaches 40 percent.

While that's considerably higher than the still-dismal figure of 10 percent nationwide, there's more to this discrepancy than just racism and isolation. Among all twentysomethings, unemployment is a whopping 20 percent. And many of the jobs that do exist are sinecures, because French labor laws make it difficult and expensive to fire workers.

As a result, it's not just Arab and African boys who see little point in trying. The book Bonjour Paresse, by a young, white Parisian woman, was a runaway best seller last year. The title means "Hello Laziness" (it was published in the States as Bonjour, Laziness: Jumping Off the Corporate Ladder), and it's one long argument in favor of slacking off at work. Author Corinne Maier became an icon to fellow cubicle-dwellers, who recognized a principled point behind her tongue-in-cheek exhortations to "actively disengage" and "spread gangrene from within": The book is a protest against an ossified corporate culture in which people try to look busy while waiting out their jobs-for-life. Needless to say, Maier's company could not fire her even after she publicly detailed her total refusal to make an effort at work.

The French riots should be a wake-up call, but not for pouring billions of euros into the banlieues, as measures announced today by Prime Minister Dominique de Villepin would do. A visionary leader would seize the chance to dismantle an economic system that is eating its young.

An obvious place to start would be to overturn labor laws that strangle private enterprise. The minimum wage is so high that it often exceeds the potential productivity gains of hiring a new worker, according to the Organization for Economic Co-operation and Development's 2005 Economic Survey of France. In other words, even if a prospective employee would increase your company's income by only, say, 1,000 euros a month, you would have to pay him more than that. (The minimum wage is 1,197 euros a month. Spread over four 35-hour weeks, that works out to 8.55 euros, or $10, an hour.)

Enterprise is hampered in other ways too. Companies that can't fire people are ultracautious about hiring. A complicated tax structure means that even the smallest firms must devote resources to tax accounting. Excessive licensing requirements in many professions keep out competition.

Red tape doesn't just hamstring economic growth. It also lends itself to racist implementation. The more bureaucratic gatekeepers job-seekers have to appease, the more likely it is that someone will sooner or later reject Mohammed in favor of Pierre. While French politicians lament the harshness of capitalism, the so-called Anglo-Saxon model is what allows American immigrant families to leap from corner grocery store to the Ivy League in a single generation.

Removing the government's stranglehold on the economy, though, would eventually threaten France's elaborate social welfare system, which is not so much a safety net as a downy mattress complete with breakfast in bed. The portion of the French electorate that benefits from guaranteed short hours, six-week summer holidays, and early retirement has shown time and again that it is willing to vote against mathematics. These people would choose to keep paying themselves benefits until the ambitious have all left for London and the rioters have reached the Arc de Triomphe.

It's times like this that strong leaders need to step in and do unpopular things. Among his new measures, de Villepin announced tax breaks for businesses that locate in a "ZUS"—a "sensitive urban zone." That sounds like a good idea, but without fundamental labor reform, I doubt it will go far enough.

Mostly, de Villepin has announced things that will cost the government lots of money. Among the more curious is a promise that every ZUS inhabitant under 25 will undergo a personal "in-depth interview" at an employment agency, in which a "specific solution," such as an internship or training program, will be proposed. Bonjour Paresse author Maier, who holds degrees in economics and psychotherapy, is underemployed in a 20-hour-a-week job. Perhaps the state should hire her to work in a Clichy-sous-Bois employment center. I'd love to hear what she would tell her young charges about the future that awaits them, should they ever make it to the workforce.

The future is not entirely bleak. Traveling from the middle of Paris to the land beyond the périphérique, or ring road, has always presented stark differences. White people leave the train long before it arrives in all-minority burgs like St. Denis and Bobigny. But between calcified central Paris and the distant concrete towers, the city's truly multicultural arrondissements defy all attempts at ethnic categorization. On Rue du Faubourg du Temple, which divides the 10th and 11th wards, for example, Chinese, Sri Lankan, Arab, European, and Turkish shopkeepers have their businesses jammed up against one another. The neighborhood is pleasantly hectic and entrepreneurial, with buckets of cheap shoes and barking restaurateurs. It's an area where a Londoner or New Yorker could feel right at home.

Ironically, France has done a far better job than America of educating its underclass, thanks to a school system paid for with national rather than local funds. But the state has failed on employment, leaving students with skills and aspirations twisting in the wind. If the government would back away from its stranglehold on the economy, it wouldn't have to resort to barricades and curfews to keep the have-nots under control. Instead, they could get jobs, and their future would look less like a high rise slum and more like Rue du Faubourg du Temple.


Un article de Daniel Cohen

Beaucoup de choses ont été écrites sur les émeutes, parfois intéressantes, parfois moins. Il y avait hier dans le Monde un papier de Daniel Cohen qui mérite qu'on s'y attarde un instant. Le voici pour ceux qui n'auraient pas acheté le journal et qui hésiteraient devant le prix des archives.

Banlieues, chômage et communautés, par Daniel Cohen (LE MONDE | 10.01.06 | )

Le taux de chômage français est de 10 %, celui des jeunes de 20 %, celui des jeunes des cités de 40 %. A la recherche de causes "culturelles" à la crise des banlieues, il est facile d'oublier l'importance du chômage. Une étude des émeutes urbaines américaines, dont le champ d'analyse couvre trois décennies, montre que le chômage, et non la pauvreté, est l'un des facteurs majeurs qui expliquent les soulèvements urbains. Ce n'est pas parce qu'on est pauvre qu'on se révolte, mais parce qu'on n'a pas de travail, qu'on se sent étranger au monde où l'on veut vivre.

Plus que dans les autres pays, le chômage français est une barrière discriminante. Une frontière sépare ceux qui bénéficient des protections liées à un emploi stable, les "insiders", et ceux qui en sont privés, les "outsiders". L'opposition entre les jeunes et les adultes est parfaitement représentative de cette césure. Aux jeunes les stages et les contrats à durée déterminée (CDD) ; aux adultes les contrats à durée indéterminée (CDI) et les avantages y afférant. Ce qui rend le chômage français socialement tolérable, même si la révolte des stagiaires prouve que la limite est atteinte, est l'idée simple selon laquelle les outsiders ont tôt ou tard vocation à devenir insiders. Les jeunes finissant tous par devenir adultes, ils profiteront eux aussi du même statut.

Ce n'est pourtant pas le seul facteur à l'oeuvre. Le fait que les jeunes puissent être directement pris en charge par les adultes joue également un rôle fondamental. Car la France emprunte de nombreux traits à ce qu'on peut appeler le capitalisme "méditerranéen", pour reprendre la typologie éclairante de Bruno Amable. Dans un tel système, les outsiders ne sont pris en charge ni par l'Etat, comme dans le capitalisme scandinave, ni par le marché, comme dans le capitalisme anglo-saxon, mais par un jeu plus ou moins assuré de solidarités familiales.

C'est ici que pointe la crise des banlieues. Si le chômage français est à la limite de ce qui est acceptable pour la population en général, il devient catastrophique pour les populations à risque. Le paradoxe central qui est mal compris lorsqu'on parle des banlieues est en effet le suivant : les jeunes des cités sont privés des solidarités intrafamiliales qui rendent le "modèle français" supportable aux autres jeunes. La question "culturelle" apparaît ici, mais sous une forme inverse de celle ordinairement posée. Contrairement à l'image d'Epinal d'un communautarisme fort qui serait en soi un facteur d'exclusion, l'existence sociale des jeunes dans les banlieues est fragile du fait d'un lien communautaire faible.

L'exemple américain, même s'il est inacceptable en France, montre que l'intégration des minorités est bel et bien fonction de la force des solidarités intracommunautaires. Lorsque les Cubains chassés par Fidel Castro en 1980 ont cherché un emploi à Miami, plus de la moitié d'entre eux ont trouvé un emploi dans une entreprise cubaine (où ils travaillaient encore dix ans plus tard). Lorsque les communautés sont soudées, comme dans le cas chinois, le nouvel arrivant peut aussi compter sur un crédit communautaire, lequel fonctionne à la manière des tontines africaines : le premier qui rembourse aide au financement de ceux qui suivent. Ainsi peut fonctionner une accumulation primitive, qui offre à la seconde puis à la troisième génération les ressources qui permettent ensuite une véritable intégration.

Pourquoi certaines communautés sont-elles faibles, d'autres fortes ? Pour qui chercherait la réponse dans l'ethos originel de la communauté elle-même, il faudrait expliquer pourquoi les Mexicains échouent là où les Cubains réussissent, alors même qu'ils sont les uns et les autres catholiques et hispanisants. Souvent les communautés émigrées réussissent alors même que le pays d'origine est en crise.

Un facteur essentiel tient en fait aux conditions d'entrée des premières générations. Lorsqu'elles trouvent des conditions économiques favorables, elles offrent un modèle aux suivantes, qui peuvent alors croire en leurs chances. Dans le climat détérioré des années 1980, l'intégration est plus dure : l'échec de la seconde génération rejaillit sur la troisième. Ainsi, dans le cas mexicain, les enfants de la troisième génération, confrontés aux difficultés des adultes, se désintéressent de l'école, alors que la seconde génération y mettait encore tous ses espoirs. La communauté devient faible et son image se retourne contre ses membres.

MODÈLE RÉPUBLICAIN FRANÇAIS

Le modèle républicain français, qui joue tout sur l'intégration par l'école, est évidemment allergique à l'idée qu'un lien communautaire fort puisse être un facteur d'intégration. On préfère souligner plus directement que le niveau scolaire des parents étant faible, le handicap des enfants devient vite insurmontable.

Ce raisonnement est indiscutable, et ceux qui le sous-estiment au profit d'explications strictement culturelles manquent l'essentiel. Il est pourtant incomplet. Dans les pays émergents aussi, le handicap scolaire des parents est écrasant. Cela n'empêche pas certains d'entre eux de rattraper, parfois en deux ou trois générations, le retard initial. Singapour était, après la guerre, un pays à 90 % analphabète, il est aujourd'hui classé parmi les meilleurs, devant la France. Mais contrairement aux enfants de Singapour qui bénéficient de programmes par définition adaptés à leur niveau, l'école de la République fixe une norme qui est celle de la moyenne nationale, inadaptée aux enfants vivant dans les banlieues.

Ce constat ne signifie pas qu'il faille une école au rabais, mais qu'on devrait réfléchir davantage aux moyens d'adapter l'école aux jeunes auxquels elle s'adresse. On pourrait, par exemple, commencer l'enseignement primaire plus tôt, dès 5 ans, pour les familles en difficulté, permettre aux enfants d'aller à l'école en juillet, de manière plus ludique, de façon à préparer l'année suivante. Pour les plus de 18 ans, peut-être faut-il réfléchir aussi à un RMI-jeunes, avec un accent sur le "I", cumulable au premier euro à un salaire ou à une bourse d'études...

La crise des banlieues ne se comprend pas si on l'interprète comme l'expression d'un communautarisme fort : ce serait plutôt le contraire. Ce constat ne veut certes pas dire qu'on doit le regretter. Il signifie que la République française doit prendre conscience du fait que son système fonctionne sur des solidarités privées dont sont dépourvus les plus démunis. Faute d'y suppléer elle-même, elle ne devra pas s'étonner que le communautarisme se présente comme une solution au problème qu'elle n'aura pas su résoudre.

Excellent papier, et je n'irai certainement pas contre puisque l'une des propositions que je fais dans mo livre est, justement, de demander aux entreprises et, notamment, aux entreprises publiques, de réserver les stages qu'elles offrent aux jeunes à des enfants des cités. J'y reviens même plusieurs reprises parce que je crois, comme Daniel Cohen, que le manque de réseau, de relations est l'un des handicaps des jeunes (ils ne peuvent pas exploiter ce que les sociologues appellent les "liens faibles". Mais, mais… parce qu'il y a un mais! Faut-il attribuer les émeutes au chômage? Les gamins que la police a arrêtés étaient le plus souvent trop jeunes pour se présenter sur le marché du travail.
Sauf à penser qu'ils se sont révoltés à la place d'autres (un peu comme en 1995, les salariés du secteur public ont fait grève à la place des salariés du privé) ont doit chercher à leur révolte d'autres raisons.

Un blog sur les émeutes

Bonjour,
C'est un nouveau blog que j'ai créé pour accompagner la sortie de Banlieues, insurrection ou ras le bol aux éditions le Point sur les i, un livre qui tente d'analyser dans le détail, et de manière pas forcément conventionnelle, les émeutes de novembre dernier.
J'ai créé ce blog pour en discuter avec les lecteurs, pour continuer d'informer sur ce sujet qui n'en a pas fini de nous occuper, pour donner des pistes de recherche notamment sur internet.