Un blog créé à l'occasion de la sortie de mon livre Banlieues, insurrection ou ras le bol, pour discuter de ce qui s'est passé en novembre 2005

30 novembre 2006

De lourdes condamnations, mais pour quoi faire?

Le tribunal d'Evreux vient de condamner à de très lourdes peines, de 18 mois à 5 ans de prison ferme, les jeunes arrêtés au lendemain des émeutes de novembre dernier. Des peines plus faibles que celles requises par le procureur qui avait resquis des peines de 3 à 6 ans ferme.

Cette sévérité est malvenue. Elle interroge, d'abord, sur l'étrange conception qu'ont les magistrats de cette ville de la justice.

"Un message doit être adressé à la population qui aspire à la tranquillité", a déclaré le procureur au dernier jour du procès. Les habitants de La Madeleine "veulent vivre en paix" et "ne veulent plus avoir la peur au ventre". Si on le suit, ce sont moins des faits que l'on aurait jugés qu'un message que le tribunal aurait adressé aux habitants du quartier qui n'ont été victimes d'aucune violence, les seules victimes ayant été en la circonstance des policiers. Cela ne veut pas dire que les habitants ne sont victimes d'aucune violence : ils peuvent, notamment, craindre des représailles en cas de dénonciation. Mais ce n'est pas la même chose, et ce ne sont pas forcément les mêmes.

Autre bizarrerie : une des personnes poursuivies a été relaxée parce qu'elle s'était levée pour aller travailler "contrairement, écrit le journaliste du Monde, aux autres prévenus qui ont très peu ou pas du tout travaillé dans leur vie et se réveillaient dans l'après-midi, parfois à 17 heures. "Des habitudes de vie qui ne sont pas en harmonie avec le fonctionnement ordinaire d'une société... Un mode de vie qui mérite qu'on s'attache à le remettre en ordre", selon M. Berkani, le procureur." Là encore, on se gratte la tête. Est-ce vraiment un motif de condamner des gens à des peines de prison? Est-ce à la justice de modifier les habitudes de vie de ces jeunes?

Tout cela fait penser que l'on a condamné des gens tirés au sort. Peut-être ont-ils participé aux émeutes, mais sont-ils coupables des faits les plus violents pour lesquels on les a condamnés? Aucune preuve ne semble en avoir été apportée au tribunal.

On peut également s'interroger sur l'intérêt et l'utilité de ces condamnations. Elles n'auraient de sens que si elles dissuadaient des jeunes de ce quartier ou d'autres de recourir à la violence en groupe pour faire entendre leur colère. Est-ce que ce sera le cas? On peut en douter :

- cela devrait confirmer les jeunes des banlieues dans le sentiment que la justice est à plusieurs vitesses. On parlait autrefois d'une justice de classe, il serait plus juste de parler dans ce cas d'une justice de la peur,

- cela devrait favoriser le développement d'une soidarité des jeunes autour de ces jeunes, solidarité qui pourrait s'exprimer dans de nouvelles violences,

- on se demande, enfin, en quoi ces condamnations vont favoriser le développement de comportements "en harmonie avec le fonctionnement ordinaire d'une société" chez ces jeunes gens.

En fait, ces condamnations excessives, bien trop lourdes font penser à celles que prononçaient les tribunaux au 19ème siècle lorsque l'on parlait de classes dangereuses.

08 novembre 2006

Un an après, mes analyses en vidéo

Dans cette vidéo j'expose quelques unes de mes analyses sur les banlieues un an après les émeutes de novembre 2005 :

07 novembre 2006

Discriminations : la France et les Etats-Unis

Pour ceux qui lisent l'anglais, voici le résumé d'un article un peu ancien (2004) sur lequel je viens de tomber qui compare l'application des textes sur la lutte contre la discrimination en France et aux Etats-Unis. Conclusion de son auteur : la décentralisation américaine et l'appel systématique à la justice a été plus efficace que la centralisation française… Sans doute à lire avec un stylo à la main (ce que je n'ai pas encore fait), mais l'hypothèse mérite qu'on s'y attarde un instant.


Do the Social Sciences Shape Anti-Discrimination Practice? The United States and France

FRANK DOBBIN
Harvard University - Department of Sociology - Comparative Labor Law & Policy Journal, Vol. 23, No. 3, pp. 829-864, Spring 2002 (published February 18, 2004)


Abstract:
Since the passage of the Civil Rights Act in 1964, American employers have installed a host of different anti-discrimination mechanisms. They have built those mechanisms with an eye to changing ideas about discrimination found in the social sciences, at first forbidding explicit discrimination, then tackling structural forms of discrimination by changing personnel systems, and then tackling cognitive sources of discrimination with diversity training and networking programs. France also outlawed employment discrimination, in July of 1972, in legislation that took much the same form as the Civil Rights Act. But in France, employer practice has changed little over time. I argue that state structure has produced two very different outcomes in these two cases. In the American case, state fragmentation and porousness allowed the courts and regional governments to elaborate on the definition of discrimination, and generated an industry of human resources specialists who promoted new anti-discrimination measures based in social science. In the French case, state centralization and insulation discouraged those who would have built upon the foundation of the law of July 1, 1972, because the courts and local governments could not elaborate the definition of discrimination. In consequence, French employment practices were little affected by the law.

Les banlieues, un an après

Une vidéo d'une vingtaine de minutes sur la situaiton des banlieues un an après, sur ce qui a changé, sur ce qui n'a pas changé et sur la spécificité du modèle français.
Pour y accéder, cliquer sur le titre.

06 novembre 2006

Théorie de la mémoire coloniale

Un nombre croissant d'auteurs expliquent les événements liés aux banlieues par des effets de mémoire :

- Sébastien Roché, spécialiste des questions de délinquance, s'interroge sur le rôle de la mémoire des lutte coloniales dans la surreprésentation des Français d'origine immigrée dans la délinquance : "Il est difficile de déterminer les variables pertinentes. La perception des autorités semble importante. Ceux qui ont une image positive de la police et de leur père acceptent plus facilement les normes de la société. Les voyous raisonnent ainsi : « Mon grand-père était face à l'uniforme en Algérie, mon père s'est retrouvé bêtement à l'usine, je suis, moi, face aux policiers. » Plus les jeunes ressentent l'indifférence des pouvoirs publics, plus ils sont impliqués dans la délinquance. A tort ou à raison, il y a une mémoire collective d'un exercice de l'oppression française." (Le Point, 24/06/04) ;

- Bernard Alidières, un géographe, analyse, cartes en mains, le vote Front National dans certaines communes du Nord par la persistance du souvenir des affrontements en mouvements nationalistes algériens à la fin des années 50 (La guerre d'Algérie en France métropolitaine, souvenirs "oubliés", Hérodote, 1er trimestre 2006. Je présente plus en détail ses thèses dans cette chronique radiophonique) ;

- Pierre Tévanian, de son coté, dénonce la gestion coloniale des quartiers.

D'autres soutiennent des thèses voisines qui laissent malgré tout un peu sceptique même si la question de la mémoire se pose (il n'y a pas de raison que l'histoire coloniale de la France soit écrite d'un seul coté seulement alors que notre pays est aujourd'hui peuplé de gens dont les parents et grands parents étaient des deux cotés). Mon scepticisme vient de ce que l'on peut, comme le montrent ces trois exemples, utiliser la métaphore coloniale à un peu toutes les sauces sans qu'elle soit vraiment convaincante quand on entre dans le détail.

On ne voit pas bien comment la mémoire de la colonisaiton conduirait au refus de l'autorité, refus conduisant à la délinquance, aux attaques contre les personnes
comme le suggère Sébastien Roché.

On ne voit pas bien, non plus, en quoi les comportements actuels de la police dans les quartiers ressemblent à ceux d'une armée coloniale.

Que certains jeunes justifient après coup leurs comportements en faisant référence à l'histoire de la colonisation est une chose. Prendre au sérieux ces justifications en est une autre qui mériterait peut-être quelques précautions.

04 novembre 2006

Les banlieues, Borloo et les pavillons

Les projets de relancer la construction pavillonnaire de Jean-Louis Borloo n'ont suscité que peu de réactions. C'est surprenant alors même que l'histoire des banlieues françaises, de ce que l'on appelle aujourd'hui les banlieues, c'est-à-dire les cités massivement habitées par des immigrés ou des Français issus de l'immigration, est étroitement liée à celle du logement individuel et de l'accès à la propriété.

On sait que la France a connu dans les années 50 une formidable crise du logement dont elle a commencé de sortir à la fin des années 60 et au début des années 70 (années Pompidou) par la construction des grands ensembles et de programmes massifs de logements sociaux.

Au début des années 60, ces logements nouveaux sont pour l'essentiel, habités par des Français de souche, venus soit des centres ville où ils étaient mal logés, soit de province ou de la campagne.

Deux événements vont dès la fin des années 60 et tout au long des années 70 contribuer à modifier complètement le panorama :
- le regroupement familial, introduit par Valéry Giscard-d'Estaing en 1974, qui donne aux travailleurs immigrés qui réunissent leurs familles accès aux logements sociaux (ils y ont droit puisqu'ils ont des revenus suffisants et une famille) ;
- le développement des programmes d'accession à la propriété et du logement pavillonnaire symbolisé par le lancement des chanlandonnettes en 1969 et par le succès, dans ces mêmes années 70, des maisons Phenix et autres maisons du maçon (groupe Bouygues).

On assiste alors à une redistribution des populations :
- les immigrés quittent les foyers de célibataires, les meublés, les bidonvilles où ils habitaient et s'installent dans les appartements que libérent ceux qui vont dans les nouveaux lotissements pavillonnaires (il s'agit, souvent, de locataires de logements sociaux dont la situation financière s'est améliorée),
- les mal logés quittent les centres ville, libérant des appartements que leurs propriétaires ont rénové et adressé à une population plus fortunée.

Ces mouvements sont plutôt positifs : les mal logés en centre-ville trouvent des logements plus confortables, les immigrés réunissent leurs familles et s'installent dans des logements confortables, les propriétaires du centre-ville rénovent leurs immeubles. Mais ils se se font au prix d'une nouvelle segmentation de l'espace avec, d'un coté, des quartiers d'immeubles collectifs avec une plus forte population d'origine étrangère, de l'autre des centres ville plus bourgeois et des zones pavillonnaires ethniquement et socialement homogènes.

Cette redistribution des populations s'est faite selon deux grilles :
- une grille administrative pour les logements sociaux (on y a droit si l'on respecte un certain nombre de conditions),
- une grille économique pour les zones pavillonnaires et les centres ville. Il faut pour accéder à la propriété dans les zones pavillonnaires avoir des revenus réguliers (pour rembourser l'emprunt) et un capital (héritage, épargne, vente de bien…) qui permet d'assurer l'apport initial nécessaire pour réduire le montant de l'emprunt. De fait, ce mécanisme a longtemps écarté les immigrés (arrivés sans capital) de l'accès à la propriété. Dans les centres ville, c 'est le montant des loyers et celui du m2 qui effectue le tri entre habitants.

La grille administrative a eu pour effet de favoriser le développement de quartiers ethniquement très hétérogènes, ce qui distingue l'exemple français de ceux d'autres pays et explique que nous ne connaissions ces conflits à caractére raciste que l'on rencontre si souvent là où existent des ghettos ethniques : quand deux bandes de quartiers se bagarrent, elles n'utilisent pas l'argumentaire raciste parce que leurs membres sont d'origines ethniques très différentes.

Les grilles économiques ont, à l'inverse, eu pour effet de maintenir une véritable homogénéité économique dans les quartiers. Souvent, d'ailleurs, voulue par les promoteurs qui visaient explicitement telle ou telle catégorie socio-professionnelle.

Cette partition de l'espace en populations est venue se superposer à un autre mouvement : celui de sa spécialisation fonctionnelle.

On associe en général les grands ensembles à Le Corbusier. Ce qui est injuste comme on s'en rend compte lorsque l'on visite la Cité radieuse qu'il a construite à Marseille. Ce bâtiment splendide, démesuré ressemble beaucoup plus à une ville dans la ville qu'à un grand ensemble. On y trouve des commerces, un hôtel, un restaurant, une école, c'est un véritable espace de vie dans un même bâtiment. Les grands ensembles tels qu'ils se sont développés dans les années 60 sont l'adaptation de ce modèle architectural à un espace spécialisé dans le seul logement du fait du développement, contemporain, d'espaces spécialisés dans le commerce, la production industrielle et administartive.

On l'oublie souvent, mais les grands ensembles sont exactement contemporains des grandes surfaces commerciales conçues pour être efficaces, avec des accés rapides pour les fournisseurs et des parkings tout autour pour attirer le maximum de clients. Ils sont également contemporains des zones industrielles elles aussi conçues de manière à être particulièrement bien adaptées aux besoins des entreprises.

Cette spécialisation de l'espace (logement, courses, travail, cité administrative) mise en place par les urbanistes pour répondre aux attente des acteurs, professionnels de la grande distribution et entreprises, plus que pour satisfaire à une quelconque préférence idéologique, a eu plusieurs conséquences :
- elle a rendu plus difficile l'accès aux zones de travail pour ceux qui étaient installés dans les résidences les plus lointaines (souvent les plus pauvres) ;
- elle a permis d'identifier les quartiers et, donc, éventuellement, de stigmatiser ceux qui venaient des quartiers jugés critiques ;
- elle a supprimé la concurrence sur l'occupation de l'espace public entre ceux qui y travaillent et ceux qui y jouent, entre les adultes et les jeunes. Désertés par les adultes, espaces verts, parkings, couloirs d'immeubles ont été investis par les jeunes qui en ont fait leur territoire dans les grands ensembles, contribuant ainsi à la fuite vers les zones pavillonnaires d'une partie de leurs habitants, puisque dans ces zones ces espaces publics ont été, pour l'essentiel, privatisés.

Ce qui distingue espaces pavillonnaires et grands ensembles est moins le confort des logements (il est identique, les surfaces sont les mêmes), que la distribution des espaces collectifs. Abondants dans les grands ensembles où ils associent espaces ouverts (espaces verts et parkings) et espaces fermés (couloirs, cages d'ascenceur), ils se limitent dans les zones pavillonnaires aux seules rues. Ce qui en modifie complètement la nature. Il est difficile de construire un territoire dans un lotissement de pavillons dont aucun espace public n'échappe au contrôle des voisins et des pouvoirs publics (la police peut circuler librement dans les rues) alors que c'est beaucoup plus facile dans les grands ensembles, tant dans les espaces ouverts que dans les espaces fermés qui échappent tant au regard des voisins (aucune fenêtre ne donne sur les couloirs) que de la police (elle ne patrouille pas dans les couloirs des immeubles).

Mais cet avantage a un coût. Au delà du coût financier (et des difficultés qu'ont rencontrées tant de familles trop endettées), les zones pavillonnaires aggravent la segmentation spatiale, allongent les distances et rendent plus difficile le maillage du territoire par les services publics.

Ce rapide survol de l'histoire de nos banlieues devrait nous inciter à la plus grande prudence quant aux politiques actuellement mises en place qui consistent à casser des grands ensembles, au risque de renvoyer vers des logements plus lointains ou plus médiocres les habitants des barres que l'on détruit et à poursuivre la logique pavillonnaire qui aggrave plutôt qu'elle ne réduit la logique de la spécialisation des espaces.