Banlieues, insurrections ou ras le bol

Un blog créé à l'occasion de la sortie de mon livre Banlieues, insurrection ou ras le bol, pour discuter de ce qui s'est passé en novembre 2005

28 novembre 2007

2007 n'est pas 2005

Les émeutes de Villiers le Bel rappellent évidemment celles de novembre 2005. Il y a effectivement un certain nombre de similarités, mais aussi beaucoup de différences. En deux ans, les différents acteurs ont eu le temps d'apprendre, de réfléchir, de se préparer. Tous ne l'ont pas fait également.

La police ne parait pas avoir beaucoup progressé dans la gestion des accidents graves, avec morts de jeunes qui sont à l'origine de la plupart des émeute. Elle n'a pas appris à communiquer avec les familles et la population, à désamorcer la colère naturelle des proches, des camarades, des voisins, de la famille. Elle n'a pas, non, plus, su regagner la confiance de la population de ces quartiers, ce qui devrait être sa première priorité. Elle continue de gérer ces accidents sur le mode du maintien de l'ordre, au risque de faciliter le développement d'une atmosphère de guérilla. Quant à la ministre qui reste 3 heures à Villiers le Bel, elle les passe exclusivement avec les policiers comme si elle n'était pas également la ministre des habitants de cette ville meurtrie.

La police n'a pas non plus, apparemment, et c'est tout aussi inquiétant, amélioré sa connaissance des bandes de jeunes, de leur équipement. On peut traiter après coup de criminels les jeunes qui ont tiré sur la police, mieux aurait valu savoir avant qu'ils étaient armés (le savoir ne consistant pas à affoler les médias avec des déclarations à l'emporte-pièce et des reportages racoleurs, mais à connaître précisément l'état de leur équipement, les caches…).

Le Ministère de l'Intérieur n'a pas, non plus, appris à mieux communiquer à la télévision. Lorsqu'un accident arrive à la RATP ou à la SNCF, ce sont les dirigeants de l'entreprise que l'on voit à la télévision. Quand un accident arrive au Ministère de l'Intérieur, ce sont les syndicalistes qui s'expriment. C'est anormal : les syndicalistes ont, naturellement, tendance à défendre leurs collègues (c'est leur rôle), à insister sur tout ce qui peut aller dans le sens de leur colère. Ils sont plus dans la logique de l'huile sur le feu que pourraient l'être des responsables du maintien de l'ordre appelés à arbitrer entre les intérêts de la police et ceux de la population.

Si le Ministère de l'Intérieur et la police n'ont pas beaucoup appris des émeutes de 2005, ce n'est pas le cas de Nicolas Sarkozy. En nommant à des postes de forte visibilité des ministres issus de l'immigration, il a adressé un signe fort à la bourgeoisie issue de l'immigration et, au delà, à la population dont elle est issue. Elle a dorénavant sa place dans les institutions, et au tout premier plan. Plus même lorsque ces ministres sont attaqués, il n'hésite pas à prendre leur défense. Le rapprochement entre les émeutiers et cette bourgeoisie issue de l'immigration que l'on avait observé en 2005 (cette dernière prenant motif de ces émeutes pour faire avancer ses revendications) sera cette année plus difficile.

Des efforts ont également été réalisés du coté du financement dans ces banlieues, mais ils sont trop faibles (on est très loin du plan Marshall dont on a parlé), trop lents, trop dispersés et, surtout, mal orientés. Détruire des tours, agir sur le bâti, sur l'architecture est fausse bonne solution. Ces quartiers ont besoin d'être désenclavés (ce qui veut dire des transports en commun plus nombreux) et leurs habitants surtout les plus jeunes ont besoin de travail pour sortir de cette adolescence sans fin à laquelle le chômage les condamne.

Parmi ceux qui ont beaucoup appris de 2005, il y a :
- les élus, les maires, les associations présentes sur le terrain qui ont réfléchi individuellement et collectivement à ces émeutes et qui, droite et gauche confondus, s'attachent, aujourd'hui, à éviter qu'elles se reproduisent ;
- les familles qui tiennent, cette année, mieux leurs enfants, qui les contrôlent de manière plus serrée, ce qui explique, sans doute, que les émeutes n'aient pas, pour l'heure, essaimé ailleurs en France et qu'elles soient restées, Villiers le Bel, le fait de quelques dizaines de jeunes seulement,
- les émeutiers, qui ont appris à s'organiser de manière pratiquement militaire. La réflexion stratégique n'est pas réservée aux forces de police, les jeunes en sont également capables.

Pour tous ces motifs, 2007 ne ressemble pas à 2005.

06 février 2007

Un entretien avec Thomas Sauvadet

Thomas Sauvadet a écrit un livre tout à fait intéressant sur les jeunes de la rue, Le Capital guerrier (éditions Armand Colin), livre dans lequel il met en avant le rôle des valeurs viriles et populaires dans la structuration de ces groupes de jeunes.

On peut écouter cet entretien ici.

19 janvier 2007

Respect

Le respect revient si souvent dans les conversations des jeunes des cités qu'il convient d'y voir une des composantes majeures du lien social dans ces sociétés.

Certains auteurs (ceux, par exemple, de l'étude du CAE sur les émeutes à Aulnay-sous-Bois) l'attribuent à une tradition méditerranéenne. Thèse qui perd de sa pertinence lorsque l'on sait que le respect strucure également les sociétés de jeunes venus d'autres horizons, notamment d'Afrique sub-saharienne. Ce qui incite à rechercher des explications et interprétations du coté des sociétés de jeunes.

Le respect peut y être assimilé à un capital social. Celui que l'on respecte a une certaine autorité (voire une autorité certaine) sur son entourage, il peut protéger ses proches (sa famille, ses amis, ses clients) des attaques de ceux qui le respectent, il bénéficie enfin d'un certain calme : on ne s'attaque pas à celui que son entourage respecte.

Ce capital n'est pas donné de naissance, il est conquis de haute lutte. Comme tout capital, il peut être acquis de deux manières : il peut être conquis ou hérité.

Il est conquis lorsque celui qui en bénéficie réussit à s'imposer, dans des combats singuliers avec les membres de son groupe ou, plus souvent, des étrangers. Il est hérité lorsque les contacts du sujet, ses relations avec des dealers, la prison… lui apportent un plus symbolique.

Les combats singuliers avec les membres du groupe ou des étrangers rappellent le combat du maître et de l'esclave de Hegel : l'emporte celui qui risque sa vie. Se battre contre un membre de son groupe ou un étranger n'est évidemment pas tout à fait la même chose :

- les combats entre membres du groupe sont potentiellement destructeurs : ils peuvent mettre en cause sa hiérarchie interne, ils sont donc le plus souvent évités ou euphémisés (les insultes rituelles que personne ne prend mal en tiennent lieu) ;

- les combats peuvent prendre les formes les plus variées, de l'insolence à l'égard de l'adulte jusqu'à l'agression. Ils mettent le groupe à l'abri de la destruction, ils en font un spectateur qui juge et applaudit les plus audacieux. Ils sont générateurs de récits que l'on peut enjoliver et permettent de se comparer à d'autres groupes lointains ou que l'on ne souhaite pas affronter directement : les compétitions en (mauvaise) réputation des cités participent de ces affrontements avec les adultes et les institutions.

Le respect dans les groupes de jeunes n'est, sur le fond, pas très différent que celui que l'on rencontre ailleurs dans la société mais il y joue un rôle bien plus important. Tout se passe comme s'il était ce qui structure le groupe alors que les sociétés plus classiques font appel à d'autres formes de capital (capital économique, intellectuel, scolaire…). C'est, au fond, le seul capital des jeunes les plus démunis. Un capital qu'ils constituent eux-mêmes. Un capital le plus souvent fragile qu'ils doivent en permanence protéger, renforcer, compléter. Les violences verbales à l'égard des étrangers, les insolences, bousculades, insultes, violences aux personnes… sont autant de manières d'accumuler ce capital.

Le renforcement de ce capital est d'autant plus important que les groupes de jeunes sont instables. Les hiérarchies y sont, du fait même de l'âge (on n'a pas longtemps 15 ou 16 ans) précaires. Le jeune qui a acquis un statut dans son groupe doit, s'il veut s'imposer dans le groupe de la classe d'âge supérieure, s'imposer et conquérir de nouveau le respect.

30 novembre 2006

De lourdes condamnations, mais pour quoi faire?

Le tribunal d'Evreux vient de condamner à de très lourdes peines, de 18 mois à 5 ans de prison ferme, les jeunes arrêtés au lendemain des émeutes de novembre dernier. Des peines plus faibles que celles requises par le procureur qui avait resquis des peines de 3 à 6 ans ferme.

Cette sévérité est malvenue. Elle interroge, d'abord, sur l'étrange conception qu'ont les magistrats de cette ville de la justice.

"Un message doit être adressé à la population qui aspire à la tranquillité", a déclaré le procureur au dernier jour du procès. Les habitants de La Madeleine "veulent vivre en paix" et "ne veulent plus avoir la peur au ventre". Si on le suit, ce sont moins des faits que l'on aurait jugés qu'un message que le tribunal aurait adressé aux habitants du quartier qui n'ont été victimes d'aucune violence, les seules victimes ayant été en la circonstance des policiers. Cela ne veut pas dire que les habitants ne sont victimes d'aucune violence : ils peuvent, notamment, craindre des représailles en cas de dénonciation. Mais ce n'est pas la même chose, et ce ne sont pas forcément les mêmes.

Autre bizarrerie : une des personnes poursuivies a été relaxée parce qu'elle s'était levée pour aller travailler "contrairement, écrit le journaliste du Monde, aux autres prévenus qui ont très peu ou pas du tout travaillé dans leur vie et se réveillaient dans l'après-midi, parfois à 17 heures. "Des habitudes de vie qui ne sont pas en harmonie avec le fonctionnement ordinaire d'une société... Un mode de vie qui mérite qu'on s'attache à le remettre en ordre", selon M. Berkani, le procureur." Là encore, on se gratte la tête. Est-ce vraiment un motif de condamner des gens à des peines de prison? Est-ce à la justice de modifier les habitudes de vie de ces jeunes?

Tout cela fait penser que l'on a condamné des gens tirés au sort. Peut-être ont-ils participé aux émeutes, mais sont-ils coupables des faits les plus violents pour lesquels on les a condamnés? Aucune preuve ne semble en avoir été apportée au tribunal.

On peut également s'interroger sur l'intérêt et l'utilité de ces condamnations. Elles n'auraient de sens que si elles dissuadaient des jeunes de ce quartier ou d'autres de recourir à la violence en groupe pour faire entendre leur colère. Est-ce que ce sera le cas? On peut en douter :

- cela devrait confirmer les jeunes des banlieues dans le sentiment que la justice est à plusieurs vitesses. On parlait autrefois d'une justice de classe, il serait plus juste de parler dans ce cas d'une justice de la peur,

- cela devrait favoriser le développement d'une soidarité des jeunes autour de ces jeunes, solidarité qui pourrait s'exprimer dans de nouvelles violences,

- on se demande, enfin, en quoi ces condamnations vont favoriser le développement de comportements "en harmonie avec le fonctionnement ordinaire d'une société" chez ces jeunes gens.

En fait, ces condamnations excessives, bien trop lourdes font penser à celles que prononçaient les tribunaux au 19ème siècle lorsque l'on parlait de classes dangereuses.

08 novembre 2006

Un an après, mes analyses en vidéo

Dans cette vidéo j'expose quelques unes de mes analyses sur les banlieues un an après les émeutes de novembre 2005 :

07 novembre 2006

Discriminations : la France et les Etats-Unis

Pour ceux qui lisent l'anglais, voici le résumé d'un article un peu ancien (2004) sur lequel je viens de tomber qui compare l'application des textes sur la lutte contre la discrimination en France et aux Etats-Unis. Conclusion de son auteur : la décentralisation américaine et l'appel systématique à la justice a été plus efficace que la centralisation française… Sans doute à lire avec un stylo à la main (ce que je n'ai pas encore fait), mais l'hypothèse mérite qu'on s'y attarde un instant.


Do the Social Sciences Shape Anti-Discrimination Practice? The United States and France

FRANK DOBBIN
Harvard University - Department of Sociology - Comparative Labor Law & Policy Journal, Vol. 23, No. 3, pp. 829-864, Spring 2002 (published February 18, 2004)


Abstract:
Since the passage of the Civil Rights Act in 1964, American employers have installed a host of different anti-discrimination mechanisms. They have built those mechanisms with an eye to changing ideas about discrimination found in the social sciences, at first forbidding explicit discrimination, then tackling structural forms of discrimination by changing personnel systems, and then tackling cognitive sources of discrimination with diversity training and networking programs. France also outlawed employment discrimination, in July of 1972, in legislation that took much the same form as the Civil Rights Act. But in France, employer practice has changed little over time. I argue that state structure has produced two very different outcomes in these two cases. In the American case, state fragmentation and porousness allowed the courts and regional governments to elaborate on the definition of discrimination, and generated an industry of human resources specialists who promoted new anti-discrimination measures based in social science. In the French case, state centralization and insulation discouraged those who would have built upon the foundation of the law of July 1, 1972, because the courts and local governments could not elaborate the definition of discrimination. In consequence, French employment practices were little affected by the law.

Les banlieues, un an après

Une vidéo d'une vingtaine de minutes sur la situaiton des banlieues un an après, sur ce qui a changé, sur ce qui n'a pas changé et sur la spécificité du modèle français.
Pour y accéder, cliquer sur le titre.

06 novembre 2006

Théorie de la mémoire coloniale

Un nombre croissant d'auteurs expliquent les événements liés aux banlieues par des effets de mémoire :

- Sébastien Roché, spécialiste des questions de délinquance, s'interroge sur le rôle de la mémoire des lutte coloniales dans la surreprésentation des Français d'origine immigrée dans la délinquance : "Il est difficile de déterminer les variables pertinentes. La perception des autorités semble importante. Ceux qui ont une image positive de la police et de leur père acceptent plus facilement les normes de la société. Les voyous raisonnent ainsi : « Mon grand-père était face à l'uniforme en Algérie, mon père s'est retrouvé bêtement à l'usine, je suis, moi, face aux policiers. » Plus les jeunes ressentent l'indifférence des pouvoirs publics, plus ils sont impliqués dans la délinquance. A tort ou à raison, il y a une mémoire collective d'un exercice de l'oppression française." (Le Point, 24/06/04) ;

- Bernard Alidières, un géographe, analyse, cartes en mains, le vote Front National dans certaines communes du Nord par la persistance du souvenir des affrontements en mouvements nationalistes algériens à la fin des années 50 (La guerre d'Algérie en France métropolitaine, souvenirs "oubliés", Hérodote, 1er trimestre 2006. Je présente plus en détail ses thèses dans cette chronique radiophonique) ;

- Pierre Tévanian, de son coté, dénonce la gestion coloniale des quartiers.

D'autres soutiennent des thèses voisines qui laissent malgré tout un peu sceptique même si la question de la mémoire se pose (il n'y a pas de raison que l'histoire coloniale de la France soit écrite d'un seul coté seulement alors que notre pays est aujourd'hui peuplé de gens dont les parents et grands parents étaient des deux cotés). Mon scepticisme vient de ce que l'on peut, comme le montrent ces trois exemples, utiliser la métaphore coloniale à un peu toutes les sauces sans qu'elle soit vraiment convaincante quand on entre dans le détail.

On ne voit pas bien comment la mémoire de la colonisaiton conduirait au refus de l'autorité, refus conduisant à la délinquance, aux attaques contre les personnes
comme le suggère Sébastien Roché.

On ne voit pas bien, non plus, en quoi les comportements actuels de la police dans les quartiers ressemblent à ceux d'une armée coloniale.

Que certains jeunes justifient après coup leurs comportements en faisant référence à l'histoire de la colonisation est une chose. Prendre au sérieux ces justifications en est une autre qui mériterait peut-être quelques précautions.