Les projets de relancer la construction pavillonnaire de Jean-Louis Borloo n'ont suscité que peu de réactions. C'est surprenant alors même que l'histoire des banlieues françaises, de ce que l'on appelle aujourd'hui les banlieues, c'est-à-dire les cités massivement habitées par des immigrés ou des Français issus de l'immigration, est étroitement liée à celle du logement individuel et de l'accès à la propriété.
On sait que la France a connu dans les années 50 une formidable crise du logement dont elle a commencé de sortir à la fin des années 60 et au début des années 70 (années Pompidou) par la construction des grands ensembles et de programmes massifs de logements sociaux.
Au début des années 60, ces logements nouveaux sont pour l'essentiel, habités par des Français de souche, venus soit des centres ville où ils étaient mal logés, soit de province ou de la campagne.
Deux événements vont dès la fin des années 60 et tout au long des années 70 contribuer à modifier complètement le panorama :
- le regroupement familial, introduit par Valéry Giscard-d'Estaing en 1974, qui donne aux travailleurs immigrés qui réunissent leurs familles accès aux logements sociaux (ils y ont droit puisqu'ils ont des revenus suffisants et une famille) ;
- le développement des programmes d'accession à la propriété et du logement pavillonnaire symbolisé par le lancement des chanlandonnettes en 1969 et par le succès, dans ces mêmes années 70, des maisons Phenix et autres maisons du maçon (groupe Bouygues).
On assiste alors à une redistribution des populations :
- les immigrés quittent les foyers de célibataires, les meublés, les bidonvilles où ils habitaient et s'installent dans les appartements que libérent ceux qui vont dans les nouveaux lotissements pavillonnaires (il s'agit, souvent, de locataires de logements sociaux dont la situation financière s'est améliorée),
- les mal logés quittent les centres ville, libérant des appartements que leurs propriétaires ont rénové et adressé à une population plus fortunée.
Ces mouvements sont plutôt positifs : les mal logés en centre-ville trouvent des logements plus confortables, les immigrés réunissent leurs familles et s'installent dans des logements confortables, les propriétaires du centre-ville rénovent leurs immeubles. Mais ils se se font au prix d'une nouvelle segmentation de l'espace avec, d'un coté, des quartiers d'immeubles collectifs avec une plus forte population d'origine étrangère, de l'autre des centres ville plus bourgeois et des zones pavillonnaires ethniquement et socialement homogènes.
Cette redistribution des populations s'est faite selon deux grilles :
- une grille administrative pour les logements sociaux (on y a droit si l'on respecte un certain nombre de conditions),
- une grille économique pour les zones pavillonnaires et les centres ville. Il faut pour accéder à la propriété dans les zones pavillonnaires avoir des revenus réguliers (pour rembourser l'emprunt) et un capital (héritage, épargne, vente de bien…) qui permet d'assurer l'apport initial nécessaire pour réduire le montant de l'emprunt. De fait, ce mécanisme a longtemps écarté les immigrés (arrivés sans capital) de l'accès à la propriété. Dans les centres ville, c 'est le montant des loyers et celui du m2 qui effectue le tri entre habitants.
La grille administrative a eu pour effet de favoriser le développement de quartiers ethniquement très hétérogènes, ce qui distingue l'exemple français de ceux d'autres pays et explique que nous ne connaissions ces conflits à caractére raciste que l'on rencontre si souvent là où existent des ghettos ethniques : quand deux bandes de quartiers se bagarrent, elles n'utilisent pas l'argumentaire raciste parce que leurs membres sont d'origines ethniques très différentes.
Les grilles économiques ont, à l'inverse, eu pour effet de maintenir une véritable homogénéité économique dans les quartiers. Souvent, d'ailleurs, voulue par les promoteurs qui visaient explicitement telle ou telle catégorie socio-professionnelle.
Cette partition de l'espace en populations est venue se superposer à un autre mouvement : celui de sa spécialisation fonctionnelle.
On associe en général les grands ensembles à Le Corbusier. Ce qui est injuste comme on s'en rend compte lorsque l'on visite la Cité radieuse qu'il a construite à Marseille. Ce bâtiment splendide, démesuré ressemble beaucoup plus à une ville dans la ville qu'à un grand ensemble. On y trouve des commerces, un hôtel, un restaurant, une école, c'est un véritable espace de vie dans un même bâtiment. Les grands ensembles tels qu'ils se sont développés dans les années 60 sont l'adaptation de ce modèle architectural à un espace spécialisé dans le seul logement du fait du développement, contemporain, d'espaces spécialisés dans le commerce, la production industrielle et administartive.
On l'oublie souvent, mais les grands ensembles sont exactement contemporains des grandes surfaces commerciales conçues pour être efficaces, avec des accés rapides pour les fournisseurs et des parkings tout autour pour attirer le maximum de clients. Ils sont également contemporains des zones industrielles elles aussi conçues de manière à être particulièrement bien adaptées aux besoins des entreprises.
Cette spécialisation de l'espace (logement, courses, travail, cité administrative) mise en place par les urbanistes pour répondre aux attente des acteurs, professionnels de la grande distribution et entreprises, plus que pour satisfaire à une quelconque préférence idéologique, a eu plusieurs conséquences :
- elle a rendu plus difficile l'accès aux zones de travail pour ceux qui étaient installés dans les résidences les plus lointaines (souvent les plus pauvres) ;
- elle a permis d'identifier les quartiers et, donc, éventuellement, de stigmatiser ceux qui venaient des quartiers jugés critiques ;
- elle a supprimé la concurrence sur l'occupation de l'espace public entre ceux qui y travaillent et ceux qui y jouent, entre les adultes et les jeunes. Désertés par les adultes, espaces verts, parkings, couloirs d'immeubles ont été investis par les jeunes qui en ont fait leur territoire dans les grands ensembles, contribuant ainsi à la fuite vers les zones pavillonnaires d'une partie de leurs habitants, puisque dans ces zones ces espaces publics ont été, pour l'essentiel, privatisés.
Ce qui distingue espaces pavillonnaires et grands ensembles est moins le confort des logements (il est identique, les surfaces sont les mêmes), que la distribution des espaces collectifs. Abondants dans les grands ensembles où ils associent espaces ouverts (espaces verts et parkings) et espaces fermés (couloirs, cages d'ascenceur), ils se limitent dans les zones pavillonnaires aux seules rues. Ce qui en modifie complètement la nature. Il est difficile de construire un territoire dans un lotissement de pavillons dont aucun espace public n'échappe au contrôle des voisins et des pouvoirs publics (la police peut circuler librement dans les rues) alors que c'est beaucoup plus facile dans les grands ensembles, tant dans les espaces ouverts que dans les espaces fermés qui échappent tant au regard des voisins (aucune fenêtre ne donne sur les couloirs) que de la police (elle ne patrouille pas dans les couloirs des immeubles).
Mais cet avantage a un coût. Au delà du coût financier (et des difficultés qu'ont rencontrées tant de familles trop endettées), les zones pavillonnaires aggravent la segmentation spatiale, allongent les distances et rendent plus difficile le maillage du territoire par les services publics.
Ce rapide survol de l'histoire de nos banlieues devrait nous inciter à la plus grande prudence quant aux politiques actuellement mises en place qui consistent à casser des grands ensembles, au risque de renvoyer vers des logements plus lointains ou plus médiocres les habitants des barres que l'on détruit et à poursuivre la logique pavillonnaire qui aggrave plutôt qu'elle ne réduit la logique de la spécialisation des espaces.
Un blog créé à l'occasion de la sortie de mon livre Banlieues, insurrection ou ras le bol, pour discuter de ce qui s'est passé en novembre 2005
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